Living Pictures

Extase

2005 / Installation vidéo silencieuse / 4 écrans flottants - 4 vidéos : 4:25 minutes chacune / Produite par l’Ambassade de France en Inde.

Cela commence toujours par une histoire. J‘étais de passage à Singapour en route pour Sydney. C’était un samedi soir dans le quartier Indien, au croisement de qua- tre avenues fermées à la circulation. Là, se tenaient quelques milliers d’hommes qui occupaient tout l’espace. Il n’y avait pas une seule femme. J’étais mal à l’aise et l’on me regardait avec insistance. Au coin d’un immeuble, j’avais surpris un groupe d’homme en train de danser. La danse était spasmodique, sensuelle, comme la mise en geste d’une frustration. Tout à coup certains corps s’étaient abandonnés et quelque chose comme de l’extase était apparu sur les visages. J’avais pensé à Pasolini, à la bataille dans Accatone, lorsque la lutte entre les deux hommes se transformait en enlacements érotiques.

2004, je suis en Inde. Ce souvenir de Singapour m’obsède et ma découverte de l’Inde ne vient en rien contredire ce souvenir. Au contraire, l’expression des pas- sions mélange de façon étonnante, abstraction et réalisme. Les Indiens savent pleurer. Être un homme, en Inde, ne passe pas forcément par la violence et rétention des humeurs. Dans l’air flotte une certaine féminité. J’installe un studio provi- soire. Je m’infiltre dans la ville, à la recherche d’hommes acceptant de venir dans le studio devant ma caméra, s’abandonner à l’extase. Le sujet fait parler. Suivant mes interlocuteurs, on passe même du sourire à la défiance. Dans ma culture, l’extase est assignée à résidence, du côté d’un religieux sans délit du corps. Ce corps qui pourrait la souiller. Mais l’extase, c’est peut-être juste l’extrême de l’abandon. Devant la caméra, c’est surtout l’abandon du corps à toute sa vulnérabilité. C’est surtout l’acceptation de perdre momentanément toute autorité sur lui. Le tournage est improbable. Je décide de ne filmer que des hommes. Trop facile avec les femmes. Mais l’exercice tient de l’impossible. Pourtant cela se passe. Parfois si fortement que mon visage succombe au mimétisme. Ils se présentent devant ma caméra avec leur femme ou leur amant. Ils dansent, ou jouent merveilleusement d’un instrument de musique. Seuls, ils convoquent, derrière leurs regards flottants, des pensées pour moi inconnues. Des hommes de tous les jours, des hommes célèbres, que rien ne rattache, sinon l’acceptation de perdre tout pouvoir le temps d’un tournage: leurs visages en extase, entre joie et douleur, comme d’infimes traces fugitives.

Télécharger le PDF